Nous étions en 1991, et la Commission royale sur les nouvelles technologies de reproduction
était en marche. La Clinique de santé des femmes de Winnipeg avait obtenu des fonds
pour une recherche visant à étudier les expériences des femmes en matière de tests
prénataux, de technologies connexes et d’accouchement. Les participantes devaient
être des personnes qu’on n’entend pas souvent; par exemple, des mères adolescentes,
des immigrantes récentes dont la langue maternelle n’était ni l’anglais ni le français,
et des femmes vivant avec un handicap. J’avais 1 an pour trouver 35 personnes provenant
de différents milieux, formuler des questions, enregistrer les entrevues, synthétiser
les données et rédiger le rapport final. Je crois que c’est Yvonne, une amie et avocate
spécialiste des droits des personnes handicapées et des droits à l’égalité, qui m’a
suggéré d’interroger des femmes sourdes dans le cadre de l’étude. Heureusement, je
pouvais compter sur le soutien d’une transcriptrice efficace et d’un groupe consultatif
comprenant des personnes qui apportent des perspectives nouvelles, telle Yvonne.
Les femmes malentendantes répondaient certainement à nos critères de sélection: on
ne les consultait pas souvent sur leur santé reproductive ou leurs expériences de
soins. Je me suis rendu compte que presque rien ne m’avait préparée à ce travail dans
les 4 décennies précédentes de ma vie. Je n’ai jamais été amie avec une personne sourde,
ni même interagi avec l’une d’elles. J’avais vu la pièce Les enfants du silence, qui
raconte l’histoire romantique d’une jeune femme sourde exigeant d’être reconnue à
part entière. J’avais lu des articles sur Helen Keller, qui était à la fois sourde
et aveugle, même si de nombreux récits se concentraient sur l’héroïsme d’Anne Sullivan,
son enseignante. Je me suis également souvenue d’une conversation très instructive
que j’avais eue des années auparavant avec une collègue anthropologue, elle-même entendante,
mais née de parents sourds de naissance. Enfant unique, elle avait été leur interprète
auprès du monde extérieur. Maîtrisant aussi bien la langue des signes américaine (ASL)
que l’anglais, elle saisissait parfaitement le gouffre séparant son monde du leur.
« Je suppose que c’est l’une des raisons qui m’ont poussée à devenir anthropologue
», se disait-elle.
Pour interagir avec les membres de la communauté sourde à l’époque, j’avais besoin
d’un téléscripteur (ATS), un appareil électronique qui utilise le texte, et non la
voix, pour communiquer par téléphone. La clinique en a acheté un, et j’ai été la première
à l’utiliser. En parcourant le manuel, j’ai vu qu’il était crucial de garder la liste
des abréviations et des protocoles à portée de main, en particulier GA, pour « go
ahead », pour signaler à l’interlocutrice qu’elle doit maintenant répondre, et SKSK,
pour mettre officiellement fin à l’appel. En tapant soigneusement, j’ai contacté une
travailleuse communautaire de ce qui était alors le Kiwanis Centre of the Deaf pour
lui demander si des femmes sourdes voudraient participer au projet. « Je vérifie et
je vous recontacte. SKSK », m’at-elle répondu. Le personnel de l’accueil de la clinique
était très enthousiaste lorsque 1 jour ou 2 plus tard, l’ATS les a avertis de notre
premier appel entrant. « Trois femmes sont intéressées, ai-je lu. Maintenant, trouvez
des interprètes en ASL. SKSK. »
J’ai contacté un organisme qui fournit des services d’interprétation, multipliant
les messages par ATS pour coordonner les horaires. À ma grande surprise, l’une des
femmes qui avaient accepté de répondre aux questions, Alice, a demandé 2 interprètes,
dont l’un devait être sourd. Au cours de l’entretien, je devais poser ma question,
l’interprète en ASL s’adressait ensuite en langue des signes à l’interprète sourd
« relais », qui le transmettait de la même façon à Alice; et la séquence était inversée
lorsqu’elle répondait. Me sentant un peu dépassée, j’ai raconté le processus à Yvonne.
Elle a souri. « Pense à tout ce qu’elle est prête à faire pour être entendue. »
Comme Alice me l’a expliqué au cours de l’entretien, elle n’avait appris aucune langue
avant l’âge de 6 ans et trouvait plus facile de communiquer avec un interprète qui
était également sourd, plutôt qu’avec quelqu’un pour qui l’ASL était une langue seconde.
***
Dans les maisons de banlieue où habitaient ces femmes, la sonnette d’entrée déclenchait
un signal lumineux pour indiquer que quelqu’un était à la porte. En entrant, j’étais
consciente d’enjamber une frontière et de pénétrer dans un espace où mes repères auditifs
quotidiens étaient relégués à l’arrière-plan, tandis que de nouveaux sens étaient
sollicités. Les femmes étaient accueillantes. Nina, la plus extravertie, m’a expliqué
dès le départ que la surdité n’était pas un handicap, mais une culture. Touchant son
ventre de femme enceinte, elle m’a confié: « Vous aurez peut-être du mal à comprendre,
mais j’espère que ce bébé sera sourd. Mon frère, par exemple, n’est pas sourd. Nous
l’aimons, bien sûr, mais il est parfois difficile pour lui de s’intégrer à la famille.
»
***
J’observais les visages des femmes pendant qu’elles communiquaient à l’aide de gestes
qui virevoltaient comme des étourneaux dans la pièce, et j’écoutais leurs paroles
traduites par une voix quelque part à côté de moi. Ces femmes ne s’intéressaient pas
tant aux avantages et inconvénients des tests génétiques durant la grossesse, mais
souhaitaient plutôt recommander des façons de mieux adapter les soins prénataux et
obstétricaux à leurs besoins particuliers. Par exemple, elles ont proposé que les
fournisseurs de soins de santé apprennent quelques signes de base et que, lorsqu’une
interprétation en ASL est nécessaire pour des r ende z - vous médicaux, elle soit
prise en charge par les régimes provinciaux d’assurance-maladie. Pour corriger l’accès
limité à l’éducation prénatale, elles ont suggéré de créer des groupes de soutien
et des cours prénataux spécialisés, offerts par des éducateurs en santé formés provenant
de la communauté sourde.
***
Ce sont les récits que ces femmes ont faits de leurs expériences d’accouchement qui
étaient les plus poignants et saisissants: la frustration d’Alice, qui griffonnait
à la hâte des questions aux infirmières entre les contractions lors de l’accouchement
de son premier enfant; la confusion de Nina qui ne savait pas quand pousser, une fois
qu’on lui eut administré une péridurale; et la peur de Joan lorsque ses jumeaux ont
été emmenés pour des tests immédiatement après la naissance, sans aucune explication.
Joan s’est penchée vers moi, avec des gestes nets et éloquents: « Je voulais juste
dire à l’infirmière: “Faitesmoi des gestes, ravalez votre fierté, ne me laissez pas
seule!” »
Témoin de ces signes et prodiges, j’ai connu un état de grâce profane qui me changerait
à jamais. J’avais appris qu’il y a plus d’une façon d’écouter une histoire.