La génération de cardiologues sortie de l’Internat ou du CES dans les années 1980,
qui arrive en fin de carrière dans la pandémie de COVID-19, l’avait commencée à l’apparition
du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA). L’irruption de ces deux maladies virales
a eu le point commun de modifier nombre d’équilibres considérés comme acquis voire
immuables de la société. Les 20 années précédant l’éclosion du virus VIH, marquées
par la distance prise entre la sexualité et la reproduction, se sont en effet irréversiblement
mutées avec le retour d’un risque majeur dans le sillage de la première. Et il n’aura
fallu que deux mois au virus SARS-CoV2 en France pour que le panorama de liberté mondialisée
du début 2020 soit relégué durablement au profit d’une autre distanciation, quotidienne
et quasi universelle. L’impact de ces deux virus sur la cardiologie et sa pratique,
que tous deux ont sensiblement modifiées, n’a pas été le même, d’une part, en raison
de la nature différente de chacun des virus, mais aussi par l’extraordinaire mutation
qu’a connue la médecine dans les quatre décennies qui les séparent.
Atteintes cardiaques
Les complications cardiaques du virus VIH ont rapidement été rapportées, essentiellement
des infections opportunistes telles que péricardites tuberculeuses ou mycotiques,
myocardites à T gondii, cytomégalovirus, cryptocoque, et des tumeurs, principalement
sarcomes de Kaposi et lymphomes. Mais leur description, d’abord reconnue dans des
cas cliniques isolés, s’est faite sur un espace de temps assez long, de quelques années
[1]. Inversement, la description du spectre infectieux du virus SARS-CoV2 a très vite
compris son atteinte cardiaque, myocardite, péricardites, troubles rythmiques, élévation
de troponine, thromboses artérielles, veineuses, embolie pulmonaire, et coagulopathie.
Cette connaissance de la maladie s’est faite en très peu de temps et a très rapidement
eu des implications thérapeutiques efficaces, telles que l’anticoagulation des malades
sévères. La différence entre ces deux évolutions tient au progrès exponentiel de la
médecine dans leur intervalle. S’il a fallu plusieurs années pour identifier le virus
du SIDA, quelques semaines seulement ont suffi pour le SARS-CoV2 et à peine un an
pour que des vaccins puissent être produits en masse. On peut aussi mesurer l’ampleur
de cette évolution en comparant le nombre de publications cardiologiques sur le Sida
dans les années 1986–2000 à l’avalanche de celles qui ont accompagné la progression
de la pandémie de COVID-19 dès son début [2].
Le traitement
Un autre aspect distinguant les deux maladies porte sur leur traitement. Outre que
l’approche antivirale, constante depuis le début du SIDA jusqu’à aujourd’hui, n’a
pas eu le succès immédiat qu’on lui espérait pour la COVID-19, les deux maladies ont
eu des connections étroites avec les facteurs de risque cardiovasculaires que sont
le tabagisme, le surpoids, le diabète, l’hypertension artérielle. Pour le virus VIH,
c’est au décours des trithérapies antivirales à base d’anti-protéases à partir de
1996 (10 ans après la découverte du virus) que sont apparues les complications métaboliques,
lipodystrophies, surpoids, diabète, hypercholestérolémie puis les accidents coronaires
et cérébro-vasculaires satellites [3]. Le virus Sars-CoV2 a, quant à lui, atteint
préférentiellement et de façon plus sévère les sujets en surpoids, diabétiques, hypertendus
et ayant une affection cardiovasculaire. Cette prédominance, immédiate et liée au
virus lui-même et non à son traitement, a très rapidement fait suspecter le rôle du
récepteur ACE-2, sur lequel il se fixe, puis d’autres mécanismes plus complexes (voir
« Revue de presse » du prochain numéro).
Prise en charge des malades
Les deux maladies ont aussi eu un impact sur la prise en charge des malades atteints
de cardiopathie. La chirurgie cardiaque programmée a été impactée par les risques
de transmission transfusionnelle du VIH jusqu’à la disponibilité de la sérologie en
1986. En revanche, la cardiologie en hôpital, clinique ou en consultation libérale
a été peu affectée. Les prises en charges des malades et leurs pronostics n’ont pas
été modifiés. Et s’il y a eu des inquiétudes initiales, les soignants les prenant
en charge n’ont pas été menacés de contamination. Il n’en va pas de même avec la pandémie
de COVID-19. Nombre d’unités de soins intensifs cardiologiques ont été reformatées
en unités de soins aigus pour des patients atteints de COVID-19, nombre de cardiologues
et de paramédicaux de cardiologie ont été infectés par le Sars-Cov2, ce qui a parfois
limité les capacités de prise en charge. Nombre d’activités programmées ont été interrompues
pour permettre une redistribution du personnel.
Les périodes de confinement ont été marquées en France comme en Italie, en Espagne
et dans toute l’Europe, par une diminution importante des admissions en soins intensifs
pour urgences cardiovasculaires. En France, sur 9 USIC à forte activité, le nombre
d’admission pour infarctus du myocarde ou insuffisance cardiaque aiguë est passé de
4,8 à 2,6 par jour. De façon surprenante, cette diminution touchait, lors de la première
vague, à la fois les régions atteintes, et celles qui en restaient encore indemnes
[4]. En Italie, on observait moitié moins d’admissions pour infarctus, réduction là
aussi identique au Nord et au Sud de la péninsule, le Sud étant pourtant moins touché
[5]. La même constatation était faite en Espagne sur 75 grandes USIC, avec 27 % de
moins d’infarctus ST+ et ST−. Malgré des délais de prise en charge, des âges identiques,
et une approche interventionnelle identique (94 %), la mortalité des malades hospitalisés
au printemps 2020 s’est avérée supérieure à celle de la même période en 2019 (7,5 vs.
5,1 %). Cette différence ne s’expliquait pas par une éventuelle co-infection par le
Sars-CoV2, retrouvée dans 6,3 % des cas seulement [6].
Parallèlement, la période de confinement a été marquée par une augmentation de la
mort subite extrahospitalière. En Île-de-France, l’incidence hebdomadaire a doublé
pendant le mois de pandémie de 2020 comparativement à la moyenne des années précédentes
(26,64/million d’habitants vs. 13,42/million d’habitants, avant de revenir à sa valeur
de base à la fin de la période pandémique. L’âge moyen des victimes (69 ans) et la
proportion d’hommes (60 %) étaient identiques, mais la fréquence des accidents survenant
à domicile était plus élevée (90,2 vs. 76,8 %) et le pourcentage de patients réanimés,
moindre (47,8 vs. 63,9 %). Le taux de malades survivants à l’arrivée à l’hôpital était
plus faible (12,8 vs. 22,8 %). Une infection COVID-19 était incriminée, confirmée
ou suspectée, chez un tiers des patients [7]. Des constatations semblables ont été
faites dans d’autres pays européens. Ainsi, le registre suédois de la réanimation
pour arrêt cardio-respiratoire a comparé les pronostics des sujets ayant fait un arrêt
cardiaque extra ou intra-hospitalier au cours du premier semestre 2020, avant la pandémie
COVID-19 et pendant la pandémie. Pour les arrêts extrahospitaliers, le risque de décès
était 3,4 fois plus élevé chez les malades atteints du COVID-19 que ceux qui ne l’étaient
pas. Le pourcentage de survivants à 30 jours n’était que de 4,7 % pour les premiers
et 9,9 % pour les seconds [8].
Du fait de la diversité de ses implications, à la fois épidémiologiques, cliniques,
et organisationnelles, l’impact cardiologique de la pandémie de COVID-19 a été plus
important que celui du Sida [9]. Cette différence affecte aussi le long terme.
À long terme
L’espérance de vie désormais très allongée des patients infectés par le VIH garde
des contreparties non négligeables, marquées par les troubles métaboliques, dyslipidémie,
lipodystrophies, diabète, athérosclérose, accidents coronaires et cérébro-vasculaires.
Des études récentes montrent un risque de mort subite cardiaque (13 % de tous les
décès, 80 % des décès cardiovasculaires) trois fois plus élevé que chez les sujets
indemnes d’infection VIH (voir « Revue de presse » du prochain numéro). Le virus SARS-CoV2 est
lui aussi soupçonné de laisser des séquelles cardiaques, bien visibles en IRM, y compris
chez des malades n’ayant pas eu de myocardite patente lors de leur infection. Une
étude allemande a exploré une centaine de patients guéris d’une infection par le SARS-CoV2.
Leurs IRM cardiaques sont comparées à celles de 50 témoins sans facteurs de risque
et de 57 autres, appariés en fonction des facteurs de risque cardiovasculaires. Comparativement
aux deux groupes de témoins, 78 % des convalescents ont des anomalies observées en
IRM cardiaque, avec des dimensions ventriculaires gauches un peu supérieures, des
fractions d’éjection un peu plus basses, des temps de relaxation augmentés en séquences
T1 (73 %) et T2 (60 %) et un rehaussement tardif après gadolinium (32 %). L’élévation
de troponine est corrélée aux anomalies IRM. Enfin, les biopsies myocardiques vérifiées
chez les malades aux anomalies les plus importantes ont révélé des lésions de myocardite
lymphocytaire inflammatoire [10]. Les implications cliniques et surtout l’impact pronostique
à terme de ces constations en IRM ne sont cependant pas encore bien claires.
Un autre aspect à long terme concerne l’évolution de la cardiologie hospitalière et
le déclin de son attractivité. Si les premières années du SIDA avaient réorienté l’activité
de certains services de maladies infectieuses, de pneumologie, de médecine, ces évolutions
avaient surtout été le fait de celle des médecins qui les animaient. La pandémie actuelle
de COVID-19 illustre en revanche bien la place qu’ont prise depuis les directions
hospitalières dans les évolutions de nos établissements. Les bureaux du personnel
médical d’autrefois s’appellent maintenant Directions des Affaires médicales et de
la Stratégie et leur coordination centrale Direction de la Politique Médicale (SPACE)ou
Direction de l’Organisation Médicale et des Relations avec les Universités (DOMU).
Les créations de services, leurs capacitaires, leurs périmètres d’action, leurs effectifs
et leurs moyens ne sont plus l’affaire des médecins, cardiologues ou non. Et, parallèlement
au déséquilibre entre les responsabilités propres à la pratique des soins et leur
reconnaissance financière limitée, le manque d’attractivité qui résulte de cette moindre
implication décisionnelle n’a cessé de se généraliser. Les services en difficulté
en raison d’effectifs médicaux incomplets sont maintenant la quasi-totalité. Comment
assurer dans ce contexte une garde d’USIC, une astreinte ou une garde de cardiologie
interventionnelle, le fonctionnement d’une unité de rythmologie interventionnelle
quand les paramédicaux compétents, réaffectés parfois sans ménagement depuis la crise
de COVID-19, ont fini par démissionner, et que presque tous les cardiologues formés
aux procédures coronaires ou rythmiques quittent l’hôpital dès leur autonomie acquise.
À la crise sanitaire s’est ajoutée une crise hospitalière, la première n’ayant en
fait que révélé la lente érosion qui avait eu lieu depuis quatre décennies.
Alors, demain sera-t-il différent ? Nos services de cardiologie, comme ceux de toutes
les disciplines à forte contribution interventionnelle, technique ou chirurgicale
disparaîtront-ils de l’hôpital public ? Ce n’est pas certain, et dépasse le cadre
de cette réflexion. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y aura toujours des malades et
des gens qui souhaiteront les soigner. En ce qui nous concerne, des cardiaques et
des cardiologues.
Déclaration de liens d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.