Par une approche empirique de l'illégalité à travers ses usagers et des rapports d'inégalité, je dégage, dans cet article, le fonctionnement des réseaux d'écoulement de statuettes anciennes en terre cuite dans la région du Baniko (Bougouni), au Mali, à partir des premiers maillons de la chaîne marchande: les paysans-fouilleurs et les intermédiaires ruraux. En particulier, j'essaye d'éclairer le lien entre information et pouvoir en contexte illicite.
Mon but est de montrer, d'une part, que l'organisation sociale de la filière rurale d'écoulement des terres cuites anciennes répond à un habitus hiérarchique apte à assurer le maintien du status quo des acteurs dominants (antiquaires urbains, antiquaires ruraux, intermédiaires) à travers la dépendance économique des fournisseurs ruraux et le monopole des connaissances de la filière. D'autre part, je montrerai que, dans les limites de leurs marges de manœuvre, ces maillons premiers reproduisent des «micrologies de pouvoir» (Foucault 1994) à l'égard des éléments faibles de la chaîne calquées sur les mêmes stratégies de cloisonnement relationnel que les acteurs ruraux subissent par les acteurs dominants.
‘Patrons’, ‘parrains’ et ‘petits’: la confiance sous contrainte du réseau relationnel
Les données présentées dans cet article proviennent du témoignage d'un intermédiaire que j'appelerai Fatiékoro.1 Fatiékoro a travaillé dans l'écoulement des terres cuites de 1965 à 1997. La richesse de son témoignage relève du fait que, entre 1970 et 1983, il a été, successivement, fouilleur, chef d'équipe, acquéreur et intermédiaire local, accédant ainsi à plusieurs maillons de la chaîne marchande rurale. Bien que les activités d'écoulement de Fatiékoro se soient poursuivies à plein régime jusqu'à 1994, la plupart des faits mentionnés dans cet article se sont déroulés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980. L'organisation par réseaux constitue un élément central des milieux marchands illégaux.2 A partir d'un noyau organisationnel, soudé par des liens «denses», tels les liens de parenté, se ramifient des contacts basés sur des «liens faibles» (Granovetter 2000) à temps déterminé, fonctionnels au maintien et à la consolidation du réseau ‘dense’. L'agencement de ces liens ne suit pas un développement constant et homogène. Le maillage du réseau peut présenter une densité intermittente, suivant les opportunités et l'évolution des contacts et se révéler par «grappes relationnelles» (Sciarrone 2000) plutôt que par ‘groupes’ d'acteurs. Aussi bien dans les réseaux du commerce d'objets anciens que dans d'autres contextes de ‘groupes’ engagés dans des dynamiques de consommation rapide des gains sans accumulation (hot money), tels que les chercheurs d'or (Grätz 2004), de diamants (de Boeck 2001) ou de saphirs (Walsh 2003), ceux-ci répondent au principe des «liens faibles» en partageant des règles dans la contingence de leur rapport économique, avant de se dissoudre et de se recomposer dans d'autres situations de contingence.
Marginalité et dépendance des maillons ruraux: systèmes en ‘vases-clos’ I
A l'instar des réseaux mafieux (Sciarrone 2000), le maillage relationnel des réseaux d'écoulement des objets d'art sous-entend des relations dyadiques de confiance et de réciprocité, soient-elles libres ou sous influence. La gestion du réseau relationnel d'écoulement des objets archéologiques s'insère dans le sillage des dynamiques de prestige des logiques clientélistes (Grégoire et Labazée 1993, Warms 1994) et partage avec ces dernières les rapports duels de redistribution des bénéfices et des sanctions (Boone 1994). Par rapport aux réseaux relationnels de l' «économie du bazar» (Geertz 1978, Trager 1981), l'organisation clientéliste du marché de l'art répond à une gestion hiérarchisée des informations par une élite d'acteurs tels les intermédiaires régionaux et les ‘grands antiquaires’. Le monopole des connaissances se traduit ainsi par une économie des mots caractérisée par la fragmentation de l'information, élément structurel du marché de l'art (Steiner 1994, Panella 2002), à travers des réseaux en ‘vases-clos’. Comme dans un jeu de matriosques, les maillons de la filière sont ainsi interdépendants mais pas intercommunicants afin que chaque maillon de la chaîne d'écoulement ne reçoive par les acteurs dominants respectifs que les informations indispensables à son fonctionnement intérieur.
De même, les hiérarchies s'établissent à partir de cercles de collaborateurs restreints. Lorsque nous avons rencontré Fatiékoro, en décembre 1999, à Bamako, dans le magasin de l'antiquaire Komakodo, ce dernier nous le présenta comme son jeune frère. Quelques semaines plus tard, lorsque nous rejoignîmes Fatiékoro à Fabula, il devint clair qu'il n'avait aucun lien de parenté directe avec Komakodo mais qu'il était, plutôt, son fournisseur de confiance pour le Baniko, zone natale de Komakodo. A l'exception d'un nombre restreint d'antiquaires pouvant se permettre de gérer plusieurs territoires d'approvisionnement et d'autorité, la plupart des ‘petits’ antiquaires de la capitale, dont Komakodo, tissent leur réseau relationnel et choisissent leurs receleurs suivant une stratégie de proximité orientée sur la territorialisation du contrôle social.
Fatiékoro a été encouragé à intégrer les réseaux du commerce des terres cuites anciennes par son beau-frère, déjà inséré dans ce commerce depuis le début des années 1960. Avant de s'investir dans la fouille, Fatiékoro a été commerçant de «comprimés» (drogues synthétiques) pendant douze ans. Le marché des drogues synthétiques provenant du Nigeria et du Libéria s'est répandu dans les régions méridionales du Mali au cours des années 1960. Appelées «nigeria», «kolderan» ou «quatorze», ces drogues sont utilisées, jusqu'à aujourd'hui, comme ‘paye’ ou complément de salaire des paysans-fouilleurs. Le réseau relationnel tissé par Fatiékoro au cours des années lui a permis de bénéficier d'un capital social de départ pour le démarrage de son activité d'intermédiaire. Lorsque Fatiékoro sollicite «ses connaissances» pour la collecte d'objets, il fait appel, en réalité, à bon nombre de paysans qu'il ravitaillait en drogue. Maints intermédiaires du Baniko se sont reconvertis au commerce de terres cuites anciennes après avoir exercé d'autres activités commerciales (petit commerce, commerce de tissus, commerce ambulant de produits divers), grâce à la disponibilité financière et à la connaissance des réseaux de proximité d'achat-vente.
Fatiékoro a démarré la recherche de terres cuites en creusant des tumuli pierriers dans les alentours de Fabula. Lorsqu'il découvrait des terres cuites, son beau-frère lui disait de les garder à la maison car un intermédiaire, que j'appellerai Fanbukuri, viendrait les chercher. La rencontre avec Fanbukuri, en contact avec les antiquaires de Bamako, a été décisive pour le changement de cap de Fatiékoro. Dans une première phase de son activité, il vendait, à bas prix, toutes ses trouvailles à cet intermédiaire.
[Fanbukuri] est venu me voir en disant qu'il cherchait des terres cuites. On s'est mis d'accord pour 4000 francs maliens (FM). J'ai réfléchi, je ne gagnais pas 4000 FM avec les comprimés et j'ai pensé que la vente des terres cuites m'aurait rapporté plus. Le lendemain, nous sommes partis en pleine brousse vers nos champs de culture pour chercher des objets. Par la suite, je suis parti seul et j'ai travaillé en suivant les conseils de mon beau-frère. J'ai commencé à creuser, et ce jour-là j'ai découvert deux têtes en terre cuite. A mon retour, Fanbukuri les a achetées à 6000 FM. Le lendemain, je suis reparti et j'ai trouvé une pièce complète, un personnage, que j'ai vendu à Fanbukuri à 10.000 FM. Quelques jours après, un monsieur est venu de l'Est et m'a apporté une pièce de qualité du village de K. Je lui ai demandé où il l'avait trouvée - une pièce complète! Il m'a répondu qu'elle était dans le champ de quelqu'un. C'était une pièce de grande taille. Fanbukuri est allé la vendre à Bamako et il est retourné au village sur une Motobécane Kamiko toute neuve. Le travail avec Fanbukuri s'est bien passé et par la suite j'ai demandé à toutes mes connaissances d'aller me chercher des terres cuites. Ils sont tous partis, même de vieilles personnes; la plupart de ces gens sont au village mais en ce moment ils travaillent le coton.3
Ces rapports d'inégalité se produisent à travers une gestion continue des rapports de confiance et de méfiance, inscrite dans ce que l'on pourrait définir un habitus hiérarchique. Par habitus, Pierre Bourdieu conçoit l'ensemble des usages historiques désignant un système de dispositions acquises, permanentes et génératrices régi par une lex insita«inscrite dans le corps par des histoires identiques, qui est la condition non seulement de la concertation des pratiques mais aussi des pratiques de concertation» (Bourdieu 1979, pp. 89, 99). L'habitus hiérarchique sous-entend ainsi l'intériorisation des rapports de dépendance sociale et économique des acteurs marginaux à travers des rapports de confiance-obligée. Ceux-ci déterminent le cloisonnement spatial et informationnel du fouilleur ou de la navette, qui élabore, à son tour, des rapports de méfiance à l'égard de ses référents dominants.
Dans le cas présent, le mécanisme hiérarchique de l'habitus se reproduit au niveau des fournisseurs ruraux de terres cuites. Vers la fin des années 1970, après avoir consolidé son réseau relationnel en tant que fouilleur, Fatiékoro se détache de la médiation de Fanbukuri et finance sa propre équipe de fouille. Entre 1979 et 1983, à l'époque où l'activité de Fatiékoro était fleurissante, Komakodo, antiquaire de référence de l'équipe de Fatiékoro, assurait à ses ouvriers la nourriture, 2000 FM par ouvrier et une somme de 25.000 FM pour toute l'équipe. A cela il ajoutait des comprimés dont un flacon de «quatorze». Lorsque les comprimés étaient épuisés, les fouilleurs envoyaient quelqu'un en chercher à nouveau auprès de Fatiékoro.
A leur retour, [les fouilleurs] apportaient tout ce qu'ils avaient trouvé […] Les personnages étaient les plus nombreux; les cavaliers avaient des lances et des flèches; il y en avait qui ressemblaient à des gendarmes, ou à des guerriers avec leurs carquois sur le dos. Il y avait aussi des serpents, des tortues, des chevaux ailés (kira ka yelen ka so: le cheval de monture du prophète) et des personnages avec des médailles.4
En réalité, la remise des pourcentages de vente par l'intermédiaire relève d'une sphère grise d'aléas et de calculs personnels inaccessible aux fouilleurs, comparable aux dynamiques d'écoulement dans la région du Delta intérieur du Niger. Dans un premier scénario, l'antiquaire, ou l'intermédiaire, a pris des engagements financiers précédents qui le contraignent à temporiser le payement des objets engagés par son intermédiaire (achat de nouvelles pièces, avance d'argent à de tierces personnes). Ce dernier est donc dans l'impossibilité effective de payer, à son tour, ses fouilleurs. Dans le scénario le plus courant, l'intermédiaire informe ses fouilleurs que (1) il n'a pu ‘placer’ aucune pièce, (2) qu'il a dû céder les pièces à un prix inférieur à celui prévu, (3) que l'antiquaire a prétendu des pièces de meilleure qualité. Dans ce cas, le fouilleur ne tire aucun profit de son travail. De surcroît, en raison du système en vases-clos qui le lie à ‘son’ intermédiaire, il est obligé de continuer de travailler jusqu'au jour où son ‘patron’ lui remette, en une seule tranche tout à fait arbitraire, un pourcentage sur ses ventes (Panella 2002).5 Tout en admettant qu'un fouilleur découvre une statuette que rapporte beaucoup à son chef d'équipe, il ne recevra pas un montant supérieur par rapport à un co-équipier qui aurait découvert des fragments sans valeur. Dans ce cas, le montant de la paye est calculé sur la base des heures de travail et non de la qualité des pièces.6
Marginalité et dépendance des maillons urbains: systèmes en ‘vases-clos’ II
Le système des ‘vases-clos’ imposé par Fatiékoro à ses fouilleurs se reproduit entre Fatiékoro et les ‘patrons’ de Bamako lors de ses déplacements dans la capitale. En 1979, après quelques démarches infructueuses auprès de maints antiquaires, Fatiékoro décida de s'adresser à Kulumba, le premier antiquaire bamakois à se déplacer en brousse pour acheter les trouvailles de Fatiékoro. La première transaction avec Kulumba se déroula dans un hôtel de Bamako: trois pièces complètes de grandes dimensions vendues à 1 million de francs maliens (FM). Malgré sa ‘fidélité’ à Komakodo, la vente des pièces à cet antiquaire n'a jamais rapporté à Fatiékoro plus d'un million de francs maliens dont 10% était destiné à son logeur en ville. Komakodo ne payait pas avec régularité; il emportait les pièces et donnait à Fatiékoro, de temps à autre, 25.000 ou 50.000 FM. Fatiékoro cite le nom d'un troisième antiquaire de Bamako avec qui il a travaillé au début des années 1980. En ce moment, il se déplaçait à Bamako trois fois par mois. «Personne d'autre n'a pu sortir tant de statuettes dans cette zone», affirme-t-il.
La plupart des transactions de Fatiékoro se déroulent avec trois antiquaires de Bamako. En réalité, chaque antiquaire dispose d'un réseau de ‘navettes’ fixes qui ne sont pas censées proposer leurs trouvailles à d'autres marchands, sauf si leur acheteur de confiance refuse leur offre. Cette option est, toutefois, dangereuse pour l'intermédiaire car, après son refus, l'antiquaire contacte les acheteurs potentiels qui composent son réseau relationnel afin qu'ils refusent, à leur tour, l'offre de son intermédiaire. Ceci est un moyen pour contraindre ce dernier à l'exclusivité et révéler l'efficacité de l'action relationnelle de l'antiquaire. Fatiékoro donne d'autres éléments éclairants au sujet des rapports sous influence entre les intermédiaires locaux et les antiquaires installés en ville:
Komakodo venait chez nous chercher des terres cuites et dès qu'il arrivait, je prévenais mes connaissances que quelqu'un cherchait des terres cuites. Tous ceux qui voulaient des terres cuites venaient chez moi. Quand les fouilleurs amènent les pièces, moi, je les vends toutes à Komakodo. Il peut passer deux semaines à Fabula; alors, tous les jeunes partent en brousse chercher des terres cuites. Komakodo emporte les terres cuites à Bamako et puis c'est fini. Il ne nous informe pas, ou bien il prétend qu'il n'a pas beaucoup gagné. Des fois, il vient à Fabula et nous donne 25.000 à 50.000 FCFA7, parfois, un peu plus, pour dire que c'est tout ce qu'il a gagné. Au cours de la même période venait aussi Kulumba. Il achetait directement sur place, en argent comptant. Maintenant, ce qu'ils font des terres cuites à Bamako, je ne le sais pas. Le problème est que si les gens viennent me confier des pièces et moi je les donne à l'antiquaire et j'y ne gagne rien, cela peut compromettre mes rapports avec les fouilleurs qui me font confiance. Moi, j'ai été contraint de vendre ma moto pour rembourser les gens qui m'avaient confié des objets. Quand les gens voient que tu ne gagnes rien, personne ne te fait plus confiance. Komakodo n'a pas été correct. J'ai toujours été le patron de [noms de trois villages du Baniko]. Lorsque quelqu'un trouvait une statuette, il venait me voir. Le Chef d'arrondissement de [nom d'un chef-lieu] et tout le monde venaient chez moi.»
Le prix: paroles de pouvoir
Le rapport entre antiquaires et ‘navettes’ répond à une gestion hiérarchisée de la parole. En milieu bamana et maninka, la parole comporte un pouvoir d'action et peut se traduire en punition, voire en mort (Dieterlen 1981). Langage et pouvoir sont étroitement liés à travers une différenciation sociale véhiculée par l'aînesse et la détention des connaissances (Sindzingre 1985). En milieu marchand, ces mécanismes d'autorité se reproduisent dans un rapport de force où l'aînesse est déterminée par la disponibilité financière et relationnelle à travers «une culture matérielle du succès» (Rowlands 1996, Banégas et Warnier 2001). Dans ces économies des mots, l'information sur le prix est ainsi un vecteur puissant d'ostentation du pouvoir du réseau relationnel (Roitman 2003). Ce premier témoignage de Fatiékoro éclaircit la maîtrise de la construction de l'évènement relationnel par les antiquaires et le pouvoir de conditionnement exercé sur la navette.
Kulumba a sorti la pièce que je lui avait vendue à 300.000 FM. Il m'a dit que quelqu'un lui avait proposé 25 millions. Parmi les trois pièces que je lui ai vendues à 1 million, il y en avait une cassée au milieu. Cette pièce a été restaurée par Kulumba et un acquéreur lui a proposé 25 millions, qu'il a refusés. Je lui ai demandé à combien voulait-il la vendre et il m'a répondu: à cinquante millions, c'était un acquéreur européen. Kulumba a dit qu'il attendait un ami des Etats-Unis et qu'il voulait également lui proposer la pièce.
Les rapports de force dégagés à travers la communication et la redistribution du prix se reproduisent à toutes échelles de la filière. Dans les transactions des commerçants d'objets d'art, régis par des rapports duels verticaux, le paysage de la transaction s'égraine suivant une mise en scène rodée de l'autorité dans le but de pérenniser le joug de la dépendance des ‘navettes’. Autant le prix de revente à la clientèle étrangère relaté par l'antiquaire à la navette doit être démesuré pour alimenter la représentation du pedigree relationnel auprès des fournisseurs; autant le prix proposé à ces derniers doit être ‘au rabais’ pour les forcer à la recherche d'objets de qualité. Ainsi, d'une part, la navette est poussée à une recherche permanente de personnages en terre cuite entiers; d'autre part, étant donné le contexte d'exclusivité des ‘vases-clos’, elle est sous la crainte d'un jugement négatif compromettant une éventuelle démarche de vente du même objet auprès d'autres antiquaires et finit par céder ses objets au prix imposé par son ‘patron’. Les pièces de deuxième choix refusées par l'antiquaire sont discrètement proposées par la navette à la pléthore de ‘petits antiquaires’ de la ville, hors du circuit d'influence de l'antiquaire de référence. Entre-temps, l'antiquaire aura eu le soin d'informer, en temps réel, ses confrères de métier, en signalant le lot refusé et faisant ainsi ‘terre brûlée’ par rapport à une éventuelle démarche de sa navette auprès d'autres marchands. A partir de ces éléments, l'on pourrait affirmer que le pouvoir d'ostracisme social imbriqué dans la parole se reproduit dans la ‘sentence’ livrée par l'antiquaire à travers la détermination du prix d'achat. La communication du prix par les antiquaires constitue ainsi un outil d'ostentation et de territorialisation de l'autorité et un instrument de consolidation des rapports de dépendance au sein de la filière, comme ces affirmations de Fatiékoro semblent confirmer:
Komakodo était incontournable car on est du même milieu, c'est difficile de proposer la marchandise à quelqu'un d'autre. Le problème à Bamako est que si tu ne tombes pas d'accord avec le premier acquéreur, tous les autres t'offriront encore moins. Quand Komakodo fixe son prix et tu refuses, tu ne pourras plus vendre la pièce ailleurs.
Coda
Fatiékoro date ses années de travail les plus rentables entre 1968 et 1984. Les gains tirés jusqu'au milieu des années 1980 lui ont permis de se marier et d'investir dans l'achat de bétail. En 1984, au moment de la réintégration de la devise malienne dans le FCFA, la baisse des salaires, en synergie avec l'inflation, entraîna une chute du pouvoir d'achat de 50%.9 En cette période, la plupart des pièces que Fatiékoro proposait aux antiquaires de Bamako restaient invendues. La réintroduction du FCFA ne fut pas, toutefois, la seule cause du déclin des affaires de Fatiékoro. Une première phase d'officialisation de la politique de protection du patrimoine culturel malien, entre 1976 et 1982,10 n'eut pas de conséquences directes sur les réseaux d'approvisionnement et d'acheminement des objets archéologiques. La première véritable contraction des maillons d'écoulement ruraux se produisit, en 1983, à la suite de l'arrestation d'un célèbre antiquaire malien, plaque-tournante des circuits du marché international de terres cuites anciennes. Après cet évènement, aussi bien dans le Delta intérieur que dans les régions méridionales, plusieurs antiquaires espacèrent leurs déplacements auprès de leurs intermédiaires locaux. Pour preuve, Fatiékoro admet que, au cours de la deuxième moitié des années 1980, il était obligé de se déplacer lui-même pour proposer ses trouvailles à Bamako. Cependant, lorsque Fatiékoro dit que ses affaires ont chuté après 1983, il veut, simplement, dire que l'écoulement des terres cuites ne constituait plus sa première source de gain. La déstructuration d'après 1983 n'a pas arrêté les fouilles, elle n'a fait que rendre les commandes de fouilles moins systématiques. En réalité, jusqu'au moment de mon enquête, l'activité d'écoulement et d'intermédiation de Fatiékoro ne s'était jamais interrompue.
Conclusion
A travers le cas des maillons d'écoulement des terres cuites anciennes, j'ai esquissé une description ‘par le bas’ des filières locales du commerce de terres cuites anciennes centrée sur les contraintes relationnelles qui canalisent les trajectoires des acteurs ruraux. Dans l'arène marchande des rapports de confiance, les acteurs dominants du réseau bâtissent un système d'intermédiation aboutissant à un rouage de collecte-vente à prix imposé et, finalement, à la pérennisation des rapports hiérarchiques à travers le monopole de l'intermédiation. Les rapports spéculaires entre fouilleurs et intermédiaires locaux et entre ces derniers et les antiquaires de Bamako intègrent ainsi des dynamiques de violence symbolique encadrés dans une matrice relationnelle relevant d'un habitus hiérarchique de gestion de l'autorité. Cependant, les dominés exercent, à leur tour, des formes de coercition à travers ce que Linda Green appelle des «microéconomies de la différence» (Green 2004, p. 320). L'intériorisation des rapports hiérarchiques n'empêche donc pas l'essor de trajectoires individuelles des cadets sociaux qui gèrent la contrainte de l'autorité, donnant ainsi lieu à des «micrologies du pouvoir» (Foucault 1994) à partir de marges, soient-elles minimes, de liberté. En dernière instance, l'habitus hiérarchique de redistribution de la violence symbolique ne fait que renforcer le pouvoir des acteurs dominants à travers le cloisonnement de l'information par les acteurs subalternes eux-mêmes, déterminant, en dernière instance, le maintien du status quo hiérarchique de la filière.
Remerciements
L'auteur voudrait remercier les éditeurs de la ROAPE pour l'extrême gentillesse montrée tout au long des phases d'évaluation et de publication de cet article. Je remercie aussi les rapporteurs anonymes de la revue pour leurs remarques pertinentes sur une première version de ce texte, ainsi que Danielle de Lame pour la relecture de sa version définitive.
Note sur l'auteur
Cristiana Panella travaille au Département d'Anthropologie Culturelle du Musée royal de l'Afrique centrale. Depuis 1991, elle étudie le marché international de l'art africain, en particulier, le trafic d'objets archéologiques. En 2002, elle a soutenu une thèse en Sciences Sociales : Les terres cuites de la discorde. Déterrement et écoulement des terres cuites anthropomorphes du Mali. Les réseaux locaux, Leiden : CNWS. Actuellement, elle est en train de rédiger un ouvrage d'approfondissement théorique du commerce illicite d'objets d'art et s'intéresse aux représentations politiques de l'illégalité.